LIZ McCOMB
"ROCK MY SOUL"
C'est dans le secret des âmes meurtries mais non asservies par l'esclavage, transplantées mais non déracinées, qu'est né le chant afro-américain.
On pourrait le comparer à une immense montagne :
- Sur l'un de ses versants, sombre et tourmenté, le "blues" des voyageurs solitaires, des bagnards et des fugitifs, des damnés de l'enfer blanc des champs de coton, puis des miséreux de l'exode rural...
- Sur l'autre pente,
plus douce et nimbée d'une lumière surnaturelle, il y a les "spirituals"
et les "gospel
songs" de la
communauté rassemblée autour d'une bible prise au pied de la lettre
: un message de paix et d'amour hurlé par la voix rude du “ preacher ”,
qui entretient l'espoir et la révolte contre l'injustice des miséreux
de l'exode rural...
- En bas, dans une plaine luxuriante, ces deux paysages ont su se
fondre en une nature harmonieuse quoique contrastée.
Du mélange de ces voix sacrées mais érotiques, ou profanes mais
inspirées sont nées toutes les musiques populaires qui ont frappé
ce siècle du sceau de l'universel : le jazz, qui d'Armstrong
à Coltrane
n'est qu'une déclaration de “ love
supreme ” ; le
rhythm'n'blues, fièvre du samedi soir préparant la ferveur du dimanche
matin ; la soul music (qui n'est que le gospel des pasteurs en goguette)
; le funk, grâce auquel James
Brown a transporté
la transe de l'église à la piste de danse ; le reggae, né d'un coup
de soleil brutal sur les chanteurs de spiritual jamaïcains ; le
rap, dernière irruption du "preaching" dans la rue ; le
rock, enfin et surtout, fils du gospel plus que du blues... Elvis
Presley, Little
Richard, Jerry
Lee Lewis ont débuté
dans les chorales de la Pentecostal Church, qui est aussi l’église
de Liz McComb. C'est la branche la plus “ africaine ”,
la plus extravertie de la fondamentale Holiness Church : une communauté
où la participation du public est particulièrement frénétique :
danse, claquements de mains et “ ring
shout ”
(une ronde ponctuée de cris extatiques)...
On aura une idée de cet
enthousiasme dans ce "Soul
Say Yes" où la
structure du chant en appel/réponse est une résurgence évidente
des rituels ouest-africains.
Liz McComb incarne
à la perfection tout cet héritage "african-american" dans
ce qu'il a de plus authentique et intemporel. Sur scène, son
énergie ferait pâlir les plus hystériques des "rockeuses"
et ne le cède en rien à celle d'une Tina
Tumer.
Brandissant son micro comme un flambeau, elle rugit sa foi tout
en jouissant de cette voix exceptionnelle qu'elle partage avec tous
comme un don de Dieu. Son histoire même est celle de son peuple
: elle a grandi dans le ghetto de Cleveland, où sa mère est ministre
du culte. Son père, qui fut bluesman et occasionnellement
bootlegger, vient du Mississippi, de ce “ Sud profond ”
des USA dont on oublie qu'il se situe à la même latitude que l'Egypte...
Liz McComb
est plus qu'une chanteuse, une cantatrice
- c'est d'ailleurs ainsi qu'en Afrique francophone, on nomme les
meilleures “ griotes ”. Son registre exceptionnel
(du contralto au soprano) en fait l'équivalent non académique d'une
Barbara Hendricks
ou d'une Jessye Norman.
Ce deuxième album (le premier
était enregistré en studio) présente l'art de la chanteuse dans
toute sa nudité : en concert, dans les conditions les plus impitoyables
mais aussi les plus proches de son expression liturgique : a cappella,
ou bien s'accompagnant au piano dans le style sobre, solennel mais
coloré hérité des organistes… sans fioritures si ce n'est à petites
doses, son dialogue fraternel avec le bassiste David
Levray.
On redécouvrira, dans ce
disque en forme d'offrande, quelques grands classiques du spirituel
et du gospel song enregistrés au cours d'une grande tournée française,
de la Cathédrale de Lavaur au Casino de Paris. Plusieurs figurent
parmi les hymnes libérateurs les plus anciens des noirs américains,
comme “ Steal
Away ” ou “ It'll
be Alright ”.
On s'émerveillera de la liberté avec laquelle Liz
McComb transcende
l'inévitable “ Deep
River ”
et se démarque de ses modèles sur “ Rock
my Soul ” (immortalisé
par Armstrong dans “ The Good Book ”) et “ In
the Upper Room ”,
qui fut le thème favori de ses grandes sœurs Mahalia
Jackson et Marion
Williams.
Qu'elle se trouve, au hasard
des tournées, dans une église médiévale ou un grand music-hall,
c'est dans le même halo de lumière venu d'en haut que chante
Liz McComb...
voix éperdue qui fait de chaque auditeur un complice ravi.
Son style traditionnel et cependant si personnel surgit du fond
de son âme pour réconcilier les deux personnages du sublime poème
d'Aragon : “ Celui qui croyait au Ciel et celui qui n'y croyait
pas ”.
Gérald Arnaud
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