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Il fut un temps où la musique n'était pas
un passe-temps, où le chant n'était pas un loisir, où le rythme
n'était pas qu'un jeu...
Ce temps maudit, ce temps béni, les ancêtres de Liz Mc Comb l'ont
trop bien connu pour qu'elle puisse l'oublier ne fut-ce qu'un instant.
C'était le temps pas si lointain où des millions d'Africains sont
devenus Américains malgré eux, où ils n'avaient plus pour survivre
que les vestiges de leur culture et les fondements d'une religion
qui leur était imposée, mais qui leur a donné des raisons d'espérer.
En quelques dizaines d'années (au début du XIXème siècle) les esclaves
afro-américains sont devenus les plus ardents, les plus fervents
de tous les Chrétiens. Malgré leur condition, parce que cette religion
ne leur parlait que d'amour, d'humanité et de liberté, de tout ce
qui leur avait été volé, ils l'ont adoptée et lui ont donné en retour
la plus belle musique qu'elle ait inspiré à ses fidèles depuis Jean-Sébastien
Bach. Les "spirituals" et les "gospel songs"
constituent le plus riche répertoire de musique sacrée des deux
derniers siècles.
Musique d'esclaves, puis de parias et de misérables: l'abolition
dont on célèbre aujourd'hui les dates symboliques n'y a pas changé
grand chose. "Same old shit", comme on dit dans les ghettos:
au seuil du XXIème siècle, il vaut mieux être blanc en Amérique
du Nord, comme partout ailleurs.
Le seul résultat positif de cette interminable tragédie, c'est la
splendeur d'une musique intacte, rescapée d'une époque où elle était
l'unique voie de l'espoir. Le Gospel est devenu universel, il a
inspiré toute la musique populaire du XXème siècle (jazz, rhythm'n'blues,
rock'n'roll, soul, reggae, funk, rap...) et, aux Etats-Unis, demeure
la musique la plus riche et la plus vivante. Tout le monde aime
le Gospel... mais c'est encore et avant tout la musique des pauvres,
de ceux à qui (selon l'Evangile) appartient le Royaume des Cieux.
C'est pourquoi ce disque est exceptionnel, au delà de sa richesse
musicale. Le 1er janvier 1998, Liz Mc Comb a occupé l'Olympia, le
plus prestigieux des music halls de Paris, pour deux concerts. Elle
en a fait un temple de l'amour, de la passion de ses ancêtres pour
l'égalité des êtres. Souligner la générosité de ce concert serait
un pléonasme puisqu'en soi le chant de Liz Mc Comb est déjà la générosité
même. Les places étaient gratuites, réservées à tous les pauvres,
aux sdf, aux damnés de la terre, aux oubliés de la croissance, aux
plus faibles de tous ses frères humains.
La plupart ne comprenaient rien aux paroles, et la musique leur
parlait d'autant plus fort. On sent, tout au long de cet enregistrement
"live", une rare communion avec un public d'exception,
un public "élu" qui participe vraiment, qui réagit au
quart de tour et ne tape pas des mains à contretemps comme dans
les églises des beaux quartiers.
Le concert débute en solo par un des plus beaux "spirituals"
du temps de l'esclavage: Sit down, Servant, admirable poème qui
évoque avec un humour noir le Jugement dernier et assimile la mort
à la liberté suprême pour celui qui a souffert toute sa vie... Mais
Liz Mc Comb n'est pas pressée de mourir, et quand elle attaque Why
Don't You? ou Let the Church Roll On, on se dit que Jésus
aurait aimé le rock'n'roll, et que personne peut-être, à part Aretha
Franklin ou Nina Simone, n'a aussi bien réussi à faire prier ensemble
sa voix et son piano.
D'où vient cette énergie qui transporte Liz Mc Comb à la rencontre
de The Man Upstairs? C'est un cri éternel qui nous mène au
delà du plaisir musical, et qu'importe si nous ne partageons pas
ses convictions religieuses, c'est par delà le Bien et le Mal qu'elle
nous invite à chasser Old Satan Away.
Dès lors s'installe le mystère du swing, et Liz entonne ce chant
sublime, bouleversant, le plus pur qu'une chanteuse ait adressé
depuis longtemps (depuis Billie Holiday?) à toute l'humanité: What
happened to the love?... Le public de l'Olympia, celui des pauvres
et des laissés pour compte, s'est figé dans un silence complice.
Liz Mc Comb n'a plus besoin de dire. Son chant n'est plus qu'une
flamme qui tremble au bord de ses lèvres et au bout de ses doigts:
Fire, c'est la chanteuse qui donne sa voix comme une offrande
aux musiciens qui l'accompagnent, elle se confond avec l'orgue et
les cymbales du batteur dans une communion définitive.
L'Olympia est devenu une église: pour la première fois le plus célèbre
des music halls européens a vibré aux accents du Gospel tel qu'on
le vit chaque dimanche de l'autre côté de l'Atlantique. Liz Mc Comb
chante pour tous les immigrés du monde I'm just a poor wayfaring
stranger, puis son fameux Time Is Now: le temps suspend
son vol, et l'on voudrait que cette voix ne se taise jamais.
Ce disque sera le souvenir d'un concert exceptionnel, qui nous parle
d'un temps où la musique était pour des millions d'êtres humains
la seule expression de la vie et de la liberté, telles que nous
aimerions tous pouvoir les chanter.
Ce cinquième album de Liz Mc Comb nous révèle sa véritable personnalité:
plus qu'une grande chanteuse de Gospel, c'est une extrémiste de
l'amour qui rêve de nous faire partager sa naïveté. Il y a cent
ans Léon Bloy, le plus grand des écrivains chrétiens, écrivait (dans " La Femme Pauvre ") : " la naïveté, c'est le génie
de ceux qui n'ont rien d'autre. "
Gérald
ARNAUD
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