Aucune autre
cité des États-Unis ne possède une identité, un "esprit"
aussi marqués que La Nouvelle-Orléans. La synthèse conflictuelle
mais finalement harmonieuse des cultures africaine, anglaise,
antillaise, espagnole et française en a fait au début du XX°
siècle la première métropole "créole" (au sens anglophone
du terme : "métissée"), lui conférant un rayonnement
universel, plus vivace que jamais cent ans après.
Au delà
du climat tropical et des trop rares vestiges de l'architecture
louisianaise, c'est avant tout son prestige musical qui en a
fait la ville la plus touristique des Amériques.
Nul n'ignore
que New-Orleans fut le berceau du jazz. Quelques uns savent
aussi qu'elle a été autant que Memphis un riche vivier du rhythm'n'blues
et du rock'n'roll (grace à Dave Bartholomew, Fats Domino, Lloyd
Price, Pr Longhair...) puis de la soul et du funk (Lee Dorsey,
The Meters, The Neville Brothers, Irma Thomas, etc.)...
Mais qui
se souvient que La Nouvelle Orléans a toujours été une capitale
du Gospel ?
God Bless
Louis Armstrong, Bessie Griffin & Mahalia Jackson!
En partant
enregistrer son 6° album à New Orleans, Miss Liz McComb avait
conscience d'effectuer en même temps un hommage, un pèlerinage
et un retour aux sources.
Retour aux
sources ? Née à Cleveland (Ohio) dans une famille originaire
du Mississippi,
Liz McComb
incarne l'histoire de tous ces déracinés que la misère et la
ségrégation ont chassés des plantations du Sud vers les cités
industrielles du Nord, sans qu'ils oublient pour autant leur
culture ancestrale. Et même si le gospel moderne est né dans
le Nord, ses plus fortes expressions restent ancrées dans la
tradition des églises du Sud.
Pèlerinage
? A la fin du XVIII° siècle, New Orleans fut la première grande
ville qui édicta un arrété obligeant les églises à admettre
les Noirs. Mais c'est aussi là qu'ils ont su le mieux perpétuer
leurs traditions africaines. Le vodun béninois y est encore
pratiqué.
Et jusqu'aux
années 1920 (le témoignage le plus ancien remontant à 1786)
au Congo Square (rebaptisé Louis Armstrong Square) les danses
en ronde au son des tambours étaient la grande attraction de
la ville, supplantée depuis par la célébration du Mardi-Gras
avec son élection du "King of Zulus". Ces rondes frénétiques
originaires du Golfe de Guinée ont été adoptées dans certaines
églises sous la forme du "ring shout"...
Hommage
? Trois des plus grands solistes du Gospel sont nés à La Nouvelle-Orléans.
Parmi eux, les deux chanteuses que Liz McComb cite toujours
comme celles qui l'ont le plus fortement influencée : Mahalia
Jackson bien sûr, mais aussi Bessie Griffin qui fut en quelque
sorte sa "marraine", puisque c'est à ses côtés qu'elle
est sortie de l'ombre au cours d'une tournée européenne, notamment
au Festival de Montreux...
Si Mahalia
avait quitté la "Cité du Croissant" à 16 ans (en 1927)
pour Chicago où elle participa à l'éclosion du Gospel moderne
au côté de Thomas Dorsey, elle garda toujours une profonde fidélité
au chant exalté des églises baptistes de sa ville natale. Quant
à Bessie Griffin, elle fut jusqu'en 1951 la contralto soliste
des Southern Harps, le plus célèbre quatuor vocal féminin de
La Nouvelle Orléans, avant d'émigrer à son tour à Chicago et
de devenir elle aussi une concertiste internationale.
Mais rien
n'illustre mieux "The Spirit of New Orleans" que le
destin de Louis Armstrong.
Que cet
album de Liz McComb sorte au moment où l'on célèbre le centenaire
de sa naissance est bien plus qu'un hasard symbolique, une sorte
de communion mystique.
D'abord,
Liz McComb est la plus "jazz" des grandes chanteuses
de Gospel actuelles : elle doit une bonne part de sa formation
musicale à un frère trompettiste de jazz, et en tant que vocaliste
mais aussi pianiste, ses dons d'improvisation surpassent largement
le niveau de créativité et de virtuosité auquel nous ont habitués
les interprètes de Gospel.
Or le succès
mondial du jazz et son évolution vertigineuse ont fait oublier
(même à La Nouvelle Orléans, dont le Musée et les circuits "touristiques"
ignorent presque le Gospel) une vérité fondamentale : Louis
Armstrong, bien avant ses premières gammes au cornet, a débuté
à douze ans en faisant la manche dans les rues du quartier "chaud"
de Storyville (où comme le disait Jelly Roll Morton "les
églises étaient les seuls immeubles qui n'étaient pas devenus
des bordels") comme membre d'un quatuor vocal.
Ces quartets
a capella ont représenté la grande tradition du gospel néo-orléanais
jusqu'au milieu des années 1950, quand les instruments (guitares
et cuivres) s'y sont introduits sous la pression du rhythm'n'blues.
Quelques uns des plus célèbres survivent encore, comme les Heavenly
Stars, les Mighty Chariots et les Zion Harmonizers.
La mère
de Louis Armstrong, May Ann, prostituée mais "très dévote
et respectée par les gens d'église" l'amenait tous les
dimanches au service baptiste. Dans sa seconde autobiographie
("My Life in New Orleans", 1954) Louis déclare simplement
: "A l'église et au catéchisme, je chantais comme un fou.
C'est ainsi, sans aucun doute, que j'ai acquis toutes mes tactiques
de chanteur." Dès le début des années 1930, déjà reconnu
comme le génie fondateur du jazz, Armstrong est devenu aussi
le plus grand des chanteurs religieux africains-américains Très
croyant quoique peu pratiquant car anticlérical, l'age venant
il a fait des spirituals une part fondamentale de son répertoire,
et son magistral "Good Book" (1958) est le plus célèbre
de tous les disques de Gospel.
The Good
Book au féminin
On ne s'étonnera
pas de trouver une évidente parenté (filiation?) entre le "Good
Book" d'Armstrong et cet album de Liz McComb, certes moins
arrangé, plus spontané, mais où la fusion du choeur et des cuivres
fonctionne souvent de la même façon.
Dès le premier
morceau ("Just A Closer Walk With Thee") la chanteuse
fait de subtiles allusions à Armstrong et met en avant la raucité
naturelle de sa propre voix, dont on découvre combien elle est
proche de celle de "Satchmo"...
Ainsi comment
s'étonner si dans tout ce disque, Liz McComb, de la première
à la dernière note, semble flotter plus que jamais dans une
sorte d'"apesanteur historique" ?
J'ai souvent
souligné (dans les livrets de ses CD précédents) la profondeur
qui fait de cette chanteuse encore si jeune l'héritière hyper-consciente
d'une tradition plus que deux fois centenaire qui la pénètre
sans jamais la dépasser. Au risque de me répéter je m'étonne
une fois encore de ce miraculeux anachronisme qui fait ressembler
si étrangement ses compositions personnelles, pourtant si modernes
(écoutez par exemple "We Are More") aux spirituals
les plus antiques et mystiques qu'elle interprète avec le même
naturel que si elle venait de les composer elle-même la veille
au soir.
Je ne prendrai
qu'un exemple, car il s'agit d'un chef d'oeuvre absolu : c'est
la version en trio de "Ain't No Grave Can Hold My Body
Down" ("Aucune tombe ne peut empêcher mon corps de
se lever"). Quel choix étonnant que ce traditionnel méconnu
qui date probablement du XVIII° siècle, traduction littérale
d'un vers de l'épopée de Soundiata (Mali, XIII° siècle) et qui
résume si bien l'espoir et la fierté des Africains d'Amérique!...
Par delà
son africanité, ce chant fait partie des nombreux spirituals
directement reliés aux rites de possession antérieurs à la christianisation
: "Spirit of New Orleans" est ici un "esprit"
au sens propre, et l'on pensera en écoutant le piano de Liz
McComb que c'est "l'esprit du swing". Impossible désormais
d'ignorer qu'elle est une formidable pianiste de jazz , comme
elle ne tente jamais de le démontrer : car tel est son style,
humble et subtil.
Tel est
aussi le style des orchestrations, toujours modestes et raffinées,
de cet album : ce petit coup d'accordéon cajun dans "I
Know It Was The Blood", on devine vite que ce n'est pas
pour la couleur locale...de même que la trompette, le sax ou
le tuba, ce sont des voix à part entière, car tout est pur-chant
dans cette musique de l'âme où chaque mot exprime l'éternité,
abolissant la vanité de toute prétention vulgairement musicienne.
"Spirit
of New Orleans" : retour à la matrice commune du Gospel
et du Jazz ; émotion pure des retrouvailles entre la pureté
du chant et son instrumentation artisanale ...
Sa première
autobiographie, au titre simple et magnifique - "Swing
That Music" - Louis Armstrong la dédiait à "tous les
jeunes musiciens qui prendront la relève". Et il n'oubliait
pas d'ajouter : "Notre musique a surgi doucement de nos
vieux folk songs et spirituals. Certains disent même qu'elle
remonte aux tam-tams de notre peuple en Afrique avant que nous
ayons été "civilisés". Et si La Nouvelle Orléans est
devenue le berceau du jazz, c'est parce qu'elle a été la première
ville à se passionner pour tout ce répertoire."
Tout cet
album prouve que Liz McComb est une sincère héritière de Louis
Armstrong.
Gerard Arnaud