JAZZMAN
No 31 (déc. 97) Preaching
Liz McComb,
la pasionaria du gospel
Nul
doute, Liz McComb a la foi. Elle a aussi du chien,
sacrément. Elle chante le gospel avec une flamme...
à faire pâlir Lucifer Ce serait une histoire de famille,
raconte-t-on. Son père, un homme du Mississippi, aurait
jouè la "musique du diable" (le blues), avant
de devenir pasteur. Jesus
Pourquoi
le gospel semble-t-il avoir évolué moins vite que le jazz, au
cours du siècle?
Les changements
sont plus longs à s'opérer parce qu'il s'agit d'une musique
religieuse. Les choses ont tout de même bien bougé, si
l'on se réfère aux débuts du gospel. Thomas A. Dorsey,
auquel on doit Precious Lord, a joué un rôle important, en intégrant
d'un côté le swing et de l'autre le blues. Les gens d'église
n'ont pas apprécié, mais son talent s'est imposé. Blues
et gospel sont, en fait, très proches. Le premier chante
les plaisirs de la vie - charnelle, diabolisée -, tandis que
le second célèbre le Paradis. Bref, l'un dit “Jesus” et
l'autre “Baby”. Pour moi, ces styles, à l'instar du jazz, constituent
les différentes pièces d'une même maison, les fondations remontant
à l'esclavage. Cette douloureuse époque a vu la communauté
noire se rassembler et s'organiser dans les églises. Elles
abritaient d'ailleurs aussi, dans le secret de leurs murs, les
réunions politiques. Martin Luther King est issu de cette
tradition de lutte, à laquelle je me sens complètement appartenir.
Nos ancêtres se sont battus pour leur liberté. Je suis
libre et je veux transmettre cet héritage si cher payé.
Quelles
autres transformations ont marqué le gospel ?
Edwin Hawkins
a apporté une modernisation décisive avec Oh Happy Day.
A travers lui, le gospel a franchi une étape commerciale et
a touché le monde entier. Ces derniers temps, Kirk Franklin
a lancé le rap gospel. Populaire chez les jeunes,
son cocktail très dansant ne plaît pas aux puristes... Quoi
qu'il en soit, ce jeune chanteur connaît ses racines.
Quels
musiciens de jazz prolongent selon vous d'une manière ou d'une
autre, l'esprit du gospel?
Dianne Reeves,
remarquable vocaliste, n'est pas très éloignée de la source
et, en même temps, apporte quelque chose de nouveau. Rien
qu'à l'entendre, je sais qu'elle est capable de chanter le blues.
Je suis une vraie fan! Le gospel a marqué de son sceau
la plupart des courants musicaux de ce siècle. Son lien
avec le jazz s'établit à travers la notion de spiritualité.
C'est frappant si l'on écoute des gens comme John Coltrane,
et même Miles Davis. Il y avait beaucoup de mystère en
Miles. Personne ne peut connaître la profondeur des cicatrices
intérieures d'un individu. Quand j'écoute Miles, j'entends
d'abord un être spirituel.
Vous
venez de Cleveland, comme Albert Ayler, musicien singulièrement
habité par la spirituafité.
En fait, ma
famille est originaire du Mississippi. Ma mère a des racines
à La Nouvelle-Orléans: le jour où j'ai goûté la cuisine de là-bas,
je me suis dit"Maman cuisine ça!". Je suis une fille
du Sud.
Existe-t-il,
comme pour le blues, une géographie du gospel?
Effectivement,
le son varie selon les régions. Le gospel de New York a un son
spécifiquement urbain. Les chanteurs du Sud sont plus enracinés
dans le pays. Les différences dépendent aussi des confessions
religieuses. Avant, les baptistes ne frappaient pas dans leurs
mains et ne criaient pas. Leur culte avait quelque chose d'austère.
L’église méthodiste était plutôt calme. Mahalia Jackson, qui
en était issue, aimait fréquenter les rassemblements pentecôtistes.
Ces derniers sont animés d'une ferveur et d'un enthousiasme
communicatifs. On y joue des percussions, de l'orgue, des instruments
à vent... On fait du bruit! Cette expressivité extravertie s'est
répandue dans les communautés. A La Nouvelle-Orléans, les catholiques
noirs chantent comme dans n'importe quelle autre église.
A quelle
confession appartenez-vous?
A l'église
pentecôtiste, où l'on jouait de la guitare et l'on mélangeait
blues et gospel, même si cela n'était pas du goût de tout le
monde. Les gens jouaient simplement ce qu'ils ressentaient.
En France,
se forment de plus en plus de groupes vocaux issus de la communauté
antillaise. Quels conseils leur donneriez-vous?
Je suis allée
à certains des offices pratiqués par la communauté noire de
France. J'ai apprécié le groupe vocal Sweetness, que j'ai entendu
en première partie de Tramaine Hawkins. Je pense que ceux qui
veulent se consacrer au chant doivent intégrer la musique dans
laquelle ils ont grandi. Si j'étais antillaise, je chanterais
le gospel en créole. Ils peuvent s'enrichir d'éléments propres
à d'autres cultures, mais surtout ne pas avoir honte de leur
spécificité créole. Etre authentique est fondamental, pour un
artiste. La vérité ne supporte pas d'être copiée.
Pourquoi
avoir choisi de vous établir en France ?
C'est difficile
à expliquer. Il y a quelque chose de spécial ici, dans l'air,
dans la terre. Peut-être cela vient-il du rythme moins speed
qu'aux Etats-Unis, de cet art de vivre, propice à la créativité.
Il y a des mélanges culturels étonnants, ici. On a le droit
d'exister, de dire ce qu'on pense. La France est ma famille
d'adoption.
Ne risquez-vous
pas de vous couper de vos racines ?
Non. Mes racines
sont en moi. Je veille à les cultiver. Je fais venir ma famille
ici chaque fois que je le peux. Je ressens la nécessité de tous
les réunir de temps en temps, pour partager un repas, parler...
C'est important, même si on n'a pas tous les mêmes idées. Etre
d'accord sur le fait de ne pas être toujours d'accord. Vous,
les Français, connaissez cela. C'est ce que j'aime chez vous.
Avez-vous
chanté au sein d'ensembles vocaux, dans votre jeunesse?
J'ai participé
à tous les choeurs de mon quartier. J'ai appris comme cela.
C'est la meilleure école. Avec ma famille, mes sceurs notamment,
on formait un choeur. Nous continuons de temps en temps. J'adore
quand ma famille vient chanter avec moi sur scène, comme cela
arrive à certains concerts.
Quels chanteurs
et chanteuses actuels appréciez-vous particulièrement?
La liste est
longue! J'aime bien Céline Dion. Elle pourrait chanter du gospel,
car elle a des tripes. J'adore Édith Piaf. Je sens en elle quelque
chose de commun avec Billie Holiday, commne un feeling bluesy.
La première fois que j'ai entendu un disque d'elle, j'ai
eu la chair de poule. Bien sûr, j'aime les grandes dames du
jazz et du blues, Ella Fitzgerald, Billie Holiday, Koko Taylor,
Aretha Franklin. La musique africaine - Myriam Makeba, Mory
Kante, etc. - me touche également beaucoup.
Il est question
que vous fassiez un concert à but non lucratif dans la période
de NoÎl. Pour quelle cause ?
Il ne s'agit,
pour l'instant, que d'un projet. J'aimerais que l'idée se concrétise.
Jouer pour les personnes en difficulté, pas seulement pour les
sans logis, mais aussi pour ceux qui travaillent et qui ont
du mal à s'en sortir, pour ceux qui avaient un boulot et qui
l'ont perdu. Je me sens concernée par toutes ces personnes
qui affrontent un quotidien douloureux et qui, par fierté, ne
vont pas raconter qu'ils ont du mal à joindre les deux bouts
pour faire vivre et éduquer leurs enfants. Je connais ce sens
de la dignité qui vous conduit à souffrir en secret.
Vous avez
pris part à des concerts de soutien à Mumia Abu Jamal, à Amnesty
International, etc. Vous vous êtes produite à la prison de Fleury-Mérogis...
Que représentent ces actions pour vous ?
Je ne peux
accepter de ne chanter que pour l'argent. Offrir un concert,
c'est tout simplement rendre à la communauté dans laquelle vous
vivez ce quelle vous apporte d'une manière ou d'une autre.
Je n'ai rien d'une sainte. Je dis seulement qu'un artiste
ne peut pas se permettre de se nourrir de ce qui l'entoure sans
le restituer, à certaines occasions, de façon directe aux gens.
J'ai eu une grande émotion à jouer à Fleury-Mérogis. Je
ne m'octroie pas le droit de juger ceux pour lesquels je chante
A ce propos,
suite à la conquête de municipalités par le Front national,
des débats ont eu lieu chez les intellectuels et les artistes,
qui ont abouti à la décision de boycotter, non pas les individus
et les associations résidant dans ces villes, mais toute proposition
émanant directement de la mairie. Il semblerait que, cette
année, vous ayez accepté d'être rémunérée par la mairie d'Orange
pour un récital. Etes-vous en désaccord avec cette idée de boycott?
Je suis
allée chanter là-bas strictement pour le public. J'y ai
des amis de longue date, qui m'ont soutenue quand personne ne
me connaissait. Je n'ai pas pensé à la mairie. Comme
je le disais, je ne juge pas ceux pour lesquels je chante.
C'est ce que j'ai appris dans mon église. Je compare l'artiste
à un médecin. Ce dernier n'a pas le droit de refuser de
soigner une personne, que celle-ci ait volé ou violé, qu'elle
soit de gauche ou de droite, noire, blanche ou verte.
Je veux dire à M. Le Pen: " Vous avez besoin de connaître
l'amour de Dieu; si vous acceptiez véritablement cet amour,
votre vie serait sacrément transformée et vous ne trouveriez
pas que les gens différents de vous sont mauvais".
Là, je tiens à préciser que je ne parle pas de religion,
mais d'amour de Dieu. Il n'y a aucune ambiguïté pour moi:
je suis en total désaccord avec les thèses xénophobes prônées
par le Front national. Je présente mes excuses à tous
ceux que j'ai pu peiner ou choquer en acceptant la proposition
de la Ville d'Orange. C'est le plus sincèrement du monde
que, à travers la musique, je donne l'amour partout où j'ai
le sentiment que c'est nécessaire. J'ai eu un cancer.
Les médecins ne me donnaient que quelques années à vivre.
J'ai été guérie. Cette expérience spirituelle m'a amenée
à ne pas juger autrui et à ne pas oublier que tout être a droit
à une seconde chance.
Propos recueillis
et traduits par Fara C. et Alex Dutilh
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